LE SACRIFICIEL...



 Il est 3h 59, je me lève avec l'envie terrible de rendre hommage à ma mère en une vie qui n'en n'a pas été une, autrement que dans la frustration, l'humiliation et la douleur, au milieu de nulle part et seule pour survivre avec deux enfants.

Et pour ne pas oublier que ses yeux d'un bleu si clair n'ont fait que se soumettre aux brimades de toutes sortes, quand bien même ce fut à une époque ou cela était la norme, tout en subissant qu'on lui arrache son premier pour la France.

J'ai peine à imaginer ces six années avant la métropole, c'était mon âge et mon frère en avait neuf, une telle force de survie dans des conditions innommables, un simple espace de pierre et de chaux et une porte en planches de bois vermoulu.

Il m'est difficile de songer aux hivers dont la rudesse est légendaire, et le seul abri que pouvait constituer la couverture tissée par elle à partir de la laine des moutons du village, et les nuits ou elle a tenté de nous protéger des affres de la faim.

Elle n'a su que nous allaiter tant il n'y avait qu'un peu de glands ou figues séchées pour tenir jusqu'à ce qu'arrive le printemps, puis l'été et l'automne avec leur lot de fruits et de légumes, les temps de récoltes du village pour qu'elle nous rassasie.

Mais pour elle il s'agissait de mille et une corvées, entre le labour, les moissons et les cueillettes, il ne restait que le temps d'aller chercher de l'eau ou de ramasser le bois, de préparer le fourrage pour les bêtes, la seule richesse de notre oncle.

Je sais qu'elle n'a pas été la seule à vivre ces années épuisantes, mais elle avait la solitude en sus, l'exil d'un époux en quête d'un autre avenir mais qui souvent l'oubliait, et se suffisant de notre ainé pour lequel il inventait un destin.

Je n'ai jamais su de ne le lui avoir jamais demandé pourquoi nous ne vivions pas avec les autres, et qu'au milieu de la cour nous étions un peu les parias du village, qui n'ayant rien non plus ne pouvait que nous regarder survivre.

Elle m'a confié la sollicitude de certains, et la charité de quelques belles âmes en quête d'un place au ciel, mais surtout la présence de ses frères et de sa mère qui sont restés dans nos cœurs, et un peu plus tard nous ont vus tant réussir.

Elle s'est fait mendiante pour nous, s'est rabaissée pour nous protéger, et ravalée sa colère le temps de la décennie ou les brisures ont été récurrentes, elle a subi les moqueries des autres femmes, et la violence du clan de notre père.

J'ai beau fouiller dans mes pensées, celles qui me viennent sont si douloureuses d'elle, un chemin de vie en couloir de souffrances et même au delà de son temps là-bas, car en venant en France elle ignorait qu'une autre misère l'attendait. 

Mais pour nous ce fut une libération, qui nous a rendus égoïstes, nous avons fui notre mère pour des espérances nouvelles, creusé nos propres sillons en ne nous préoccupant pas de ce qu'elle ressentait ni à quoi elle pouvait bien aspirer.

Elle est devenue la maison, la table et tant les servitudes inhérentes à la femme, une servante invisible que nous faisions souffrir par notre mal de vivre et de plus au nombre de sept avec la promiscuité de la belle sœur qui l'a rejointe.

Le rêve s'est mué en cauchemar, avec un mari qui ne pouvait que travailler jour et nuit tellement il y avait de bouches à nourrir, en Algérie des promesses à tenir, et un sens de l'honneur qui ne pouvait que détruire celui qui en héritait.

Nous avons vécu sans regarder celle qui a fait que nous avons survécu, et omis de célébrer le héros magnifique qui a permis ce que nos enfants et nous sommes aujourd'hui, car le plus difficile ce sont ces deux géants qui l'ont réalisé.

Comme je suis à présent en charge de la maison familiale qui nous a tous vus grandir, accueilli une multitude de membres des villages d'origine, ma mémoire va et vient de ma mère à mon père en exacerbant ma fierté d'être leur enfant.

Mais je crois qu'inconsciemment aucun d'entre nous n'a oublié ce qu'ils ont été, et qu'en demeurant dans la droiture nous respectons les valeurs transmises et un sens du devoir qui nous dépasse et fait qu'ils ne sombrent pas dans l'oubli.

Ces derniers temps elle se cramponne corps et âme pour rester parmi nous, mais je la sens épuisée d'un siècle de brisures, et désireuse de ces visages disparus qui lui ont été chers mais que la maladie d'Alzheimer lui fait déjà retrouver !

Je n'ai pas su leur dire toutes ces choses du temps ou ils étaient valides, peut-être de mes propres frustrations qui prenaient le dessus, ou un sentiment d'être passé à côté de ma vie en oubliant quel chemin abrupt ont du emprunter les leurs.

Les mots que ton cœur de mère recevra peut-être, qui sont demeurés longtemps aux tréfonds de mon âme de fils.



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